Pour faire une pause dans les révisions de notre Cahier de vacances féministe, voici une saga policière féministe qui saura vous glacer le sang tout au long de cet été ! Retrouvez un nouvel épisode tous les samedis dans notre newsletter… à neuf heures.
Écrit par Morgane Carré
Illustré et édité par Héloïse Niord-Méry

C’est le troisième cette semaine et on est mercredi. Un pendu, un noyé, un overdosé. Elle jette un œil aux photos. C’est étrange, depuis qu’on a changé l’ampoule du projecteur, la lumière est plus douce et les scènes de crime ressemblent à des tableaux. Elle pense scène de crime alors qu’on penche plutôt pour des suicides, mais comme on n’est pas sûr·es, on prend des photos. Est-ce que vraiment, ces trois-là, d’affilée, pourraient n’être que des coïncidences ? À ce stade, on ne connaît aucun point commun entre les victimes. Personne ne s’attendait à de tels gestes, ils avaient l’air d’aller bien, n’avaient pas de problème ni au travail ni à la maison. Ils ne s’étaient visiblement jamais rencontrés. Biberonnée aux polars, elle tente d’échafauder une théorie qui tient la route. Rien ne vient. Elle invoque son instinct, les sacro-saintes tripes des vrai·es flics qui y puisent leurs idées comme des pythies du vingt-et-unième siècle. Le trou noir.  À partir de combien est-ce qu’on prend des paris sur la suite ?  

***

Le jeudi, Jeanne attend. Rien ne vient. Aucun nouveau dossier ne s’ajoute à la pile des trois. À vingt-deux heures, elle se rend à l’évidence, c’était une trilogie. Une pièce en trois actes qu’elle a montée toute seule et qui ne sortira pas de son bureau. Elle n’est pas la seule à être frustrée. En traversant les espaces vidés par ses collègues depuis déjà plusieurs heures, elle tombe sur Olivier qui range son sac avec des gestes lents. Il vient de passer la moitié de sa semaine à essayer de trouver du sens à ces trois décès successifs. Il a aussi, comme elle, une fois la déception passée, encaissé le choc de la culpabilité : tous deux sont déçus qu’aucune mort violente ne se soit ajoutée à la liste aujourd’hui. Tandis que lui retourne voir femme et enfants, Jeanne retrouve son appartement tous feux éteints, comme tous les soirs. Quand elle déclenche l’interrupteur, la palette de couleurs qui domine est un camaïeu de verts. Un mur de plantes sépare le salon de la cuisine. La trouvaille aménagement d’un de ses meilleurs amis : ses plantes ne brûlent plus sous la fenêtre et elles font paravent contre les vapeurs graisseuses, qui vont moins facilement qu’avant se loger dans les textiles des fauteuils et donner l’impression que les murs suintent.

Elle aurait préféré une cuisine fermée, mais le reste est parfait. Déjà, elle a triplé sa surface d’habitation depuis Paris et profite dès qu’il ne pleut pas de la petite terrasse qui longe le salon et sa chambre. Elle aime bien qu’on n’entre pas tout de suite dans les pièces principales. Qu’il y ait une entrée, assez spacieuse pour y ranger chaussures et vestes, et où elle a installé un meuble bas qui lui permet de s’asseoir pour délacer ses bottes réglementaires ou les doubles nœuds qu’elle continue de faire sur ses sneakers, malgré les airs surpris qu’elle rencontre parfois en prenant deux fois plus de temps pour se déchausser que tout le monde à la salle de sport. Les mêmes regards qu’ont ces femmes qui agrafent leur soutien-gorge dans le dos, en montrant bien qu’elles sont capables de le faire sans galérer. Elle ne voit pas le problème de continuer à l’agrafer à l’avant et à le retourner ensuite. Dans les deux cas, elle gagne du temps et de l’énergie en ne devant pas s’arrêter 3 fois par jour pour refaire son lacet en plein trottoir et en ne désarticulant pas ses épaules pour arriver à caler deux crochets de deux millimètres d’épaisseur dans deux boucles de deux millimètres et demi de large. Elle aime ses couloirs, qu’on serait tenté d’ouvrir pour faire plus de place, mais qui donnent un petit air de labyrinthe et qui, mis à part pour le salon – cuisine – salle à manger, permettent de séparer les espaces et leurs usages de manière efficace.  

En poste depuis presque un an, elle se sent bien chez elle et redoute déjà de devoir un jour caser de nouveau tout ce qu’elle a acheté ou récupéré, pour combler le vide et faire cesser l’écho typique des maisons inoccupées, dans un endroit plus petit et moins agréable. Elle touche du doigt la limite de sa nouvelle carrière : qu’elle soit bien ou mal dans une affectation, elle devra la quitter au bout de quelques années. Il existe, elle le sait, quelques variables d’ajustement, mais rien qui permette de passer toute une vie dans une même unité ni dans une même ville. Elle ne doit pas trop s’attacher. C’est le dilemme : il faut se sentir vite à l’aise, mais ne pas créer de liens trop étroits pour éviter les regrets. Réussir à profiter de la surface des choses. Et des gens. Pour ça, elle a un peu plus peur, parce que rencontrer des gens, c’est déjà compliqué. Les garder, encore plus, mais devoir se séparer de ceux avec qui on a enfin noué quelque chose au bout de quelques années sans savoir si l’on reviendra un jour, quelle tristesse. Pour le moment, il est tard et elle a faim, et deux croque-monsieur tout prêts feront très bien l’affaire. Exactement le genre de chose qu’elle aimerait cacher dans sa cuisine fermée. 

***

Le vendredi matin, elle s’arrête sur la route pour prendre des croissants. Elle veut détendre l’atmosphère avant que tout le monde ne parte en week-end. Avec l’attente à la boulangerie (visiblement, tout le monde a eu la même idée), elle arrive plus tard que prévu et est accueillie par un curieux silence alors que presque tout le monde est déjà là. Olivier la prévient, pas la peine d’enlever sa veste, on repart tout de suite. Elle sort un croissant du sachet avant de lancer ce dernier sur son bureau pour s’épargner l’aller-retour. Dans leur papier gras, les dix viennoiseries glissent sur la table, mais stoppent leur course juste avant la chute. Au moins elle n’a pas shooté son écran, vu le mal qu’elle a eu à en récupérer un. Ils et elles roulent en direction de la cité universitaire pendant qu’elle mange en essayant de ne pas en mettre partout. Elle aurait dû prendre une serviette, mais doit se contenter de son jean et du gel hydroalcoolique qui équipe encore toutes les voitures, poisseux à force de stagner au fond de la portière. Du brief rapide qu’elle a reçu de son équipe, Jeanne comprend qu’ils et elles se rendent dans un appartement partagé par deux étudiants, dont l’un a découvert le corps sans vie de l’autre en émergeant d’une nuit alcoolisée.

En entrant, elle réprime son réflexe vomitif. Le goût du croissant vient heurter les relents d’alcool rance, de vieille sueur et d’autre chose qui la met en tension. Elle n’a jamais senti l’odeur du sang humain, mais elle sait tout de suite que c’est de ça qu’il s’agit. Elle pourrait parier avec Olivier que le sang n’est pas si frais que ça, si le colocataire choqué en gueule de bois ne risquait pas déjà de vomir à cinquante centimètres de ses chaussures en toile absolument pas parées à un tel traitement. Elle ne veut pas que ses orteils baignent dans de la vodka orange mal digérée avant neuf heures du matin. Elle s’autorise à ouvrir la fenêtre du salon/kitchenette, une version mini du même agencement que son appartement, avant de rejoindre la légiste dans la salle de bain. Marine est accroupie à côté de la baignoire et surplombe une flaque de sang noir. Le garçon s’est coupé les veines des poignets et sa tête est posée sur son épaule droite dans une posture à la Marat assassiné. Elle retient “assassiné” mais le range pour plus tard. Le couteau est sur le sol, partiellement englouti dans la masse visqueuse.

   – Son coloc l’a trouvé ce matin en voulant prendre sa douche. Il nous a dit qu’il ne l’a pas vu en rentrant, pourtant il a bien dû aller aux toilettes avant de se coucher. Quoique vu son état, il a aussi bien pu pisser au lit et ne rien remarquer. En tout cas, c’est plus vieux que cette nuit. Il n’a peut-être rien vu, mais ça date au moins d’hier, sûrement hier matin. 

Jeanne a le nez fin. Le sang n’est pas d’aujourd’hui, et la série ne s’est pas interrompue. Noa est mort jeudi. Toute à la contemplation de ce constat, elle aperçoit la tête de plus en plus grosse de Marine qui entre dans son champ de vision. Elle fait la mise au point sur son visage agacé et interrogateur :

   – Ton portable vibre depuis au moins deux minutes. Tu deviens insensible des fesses aussi ?

Jeanne met une demi-seconde à saisir l’allusion et plonge la main dans sa poche arrière. C’est l’accueil du commissariat. Quelqu’un s’est jeté de son balcon. La voisine d’en face qui a vu la chute a appelé directement la police parce que de cette hauteur pas la peine d’appeler les secours, d’après elle. Tout le monde est venu quand même. Heure du décès : neuf heures pile. On a fait confiance à l’emploi du temps strict de la voisine et surtout à l’heure de son appel : la victime est morte sur le coup. Jeanne raccroche et se tourne vers la légiste : 

   – Il aurait pu mourir à neuf heures ?

   – Qui ?

   – Le gamin à tes pieds qui baigne dans son sang.

   – Mourir, je ne pense pas, mais se trancher les veines peut-être, ça prend quelques heures de se vider de son sang par les poignets. À mon avis il est mort en début d’après-midi.

   – Tout ça ? Faut vraiment le vouloir pour ne pas changer d’avis en attendant la fin. J’espère pour lui qu’il avait pris des trucs… D’ailleurs c’est marrant, il n’avait pas son téléphone. Tu crois qu’il a eu peur de regretter ?

   – Bonne question, mais j’appellerais pas ça marrant.

 – Merde, pardon, c’est un tic, quand je réfléchis, j’oublie…

  – Je plaisante. Si on se retient de réfléchir ou de parler c’est là qu’on oublie des détails. Tu disais qu’il n’avait pas son téléphone. Ouais c’est marrant. On aurait pu le trouver ouvert sur un tuto ou sur son dernier snap avant le grand départ… Pour “les trucs”, je te dirai ça quand j’aurai reçu les analyses.

Les morceaux de sagesse de la légiste. Jeanne se serait presque attendue à ce que la tirade commence par un “la bleue” bien théâtral pour s’adresser à elle “T’inquiète la bleue, j’te charrie”. Lol.  Elle avait encore oublié quelque chose : lui dire que ce n’est pas le seul mort de la journée. L’autre est même le premier puisque celui-ci date d’hier.  Jeanne informe tout le monde discrètement pour ne pas en rajouter pour le colocataire, qu’ils vont devoir ramener avec eux au commissariat. On le laisse appeler ses parents, même s’il est majeur, prendre quelques affaires et se changer pour puer un peu moins dans la voiture. Jeanne lui propose de prendre une douche au bureau, puisqu’ici, la baignoire est occupée.

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Publié par :sorocité

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